J’ai examiné la carte attentivement. Nous en avions pour plus de six heures de route, il fallait même ajouter une heure supplémentaire vu les kilomètres au compteur de la Break. Nous allions donc descendre vers le sud, longer la rivière Missouri qui coupait l’état en deux et traverser Selby, Gettysburg, on contournerait Pierre, la capitale de l’état, puis on passerait par Murdo, Mission, Martin et enfin nous arriverions à Pine Ridge. J’étais content de ce voyage parce que ça me permettait de revoir, même de loin, les Black-Hills et les Badlands qui sont des paysages magnifiques et déroutants. Mes parents m’y avaient emmené de nombreuses fois. J’avais découvert des buttes, des pinacles et des flèches sublimes, presque magiquement érodés et des prairies à perte de vue. Lorsqu’on voyageait, c’était souvent mon père qui conduisait mais ce dont je me souvenais le plus, ce sont les pieds de ma mère. Elle enlevait systématiquement ses chaussures dès que l’on faisait plus de vingt kilomètres. Elle posait ses pieds nus sur le tableau de bord et les bougeait en rythme selon la musique que l’on écoutait. On aurait dit une hippie, elle portait une bague en argent autour d’un de ses orteils. Je m’amusais à prendre des photos à partir de cet angle. Ses pieds au premier plan et les paysages grandioses à l’arrière. Selon les voyages, elle portait du vernis à ongles différent : du vert, du jaune, du rouge, du violet, du rose et derrière, je voyais les montagnes rocheuses noire, ocre ou sable ou bien les prairies alignées en couvertures rouge, jaune ou brune. A la maison, il y a des centaines de photos de ces territoires majestueux avec les pieds de ma mère, fabuleux et vivants, au premier plan.
Mon père à chaque voyage avait quant à lui l’habitude de toujours prononcer la même phrase,
- On comprend mieux la vie en voyant ça, hein ?
Je ne savais pas s’il parlait seulement des prairies, des plaines et des montagnes ou bien si comme moi, il associait la beauté de la nature aux pieds de Maman. Mais j’acquiesçais toujours.
Là, c’était mon premier voyage depuis un an. J’ai repensé aux yeux de l’hôpital, aux journées dénudées et aux nuits infinies, à tous mes kilomètres suspendus et arrêtés et aux oiseaux qui conversaient en chants affolés le matin devant ma fenêtre. J’ai pensé aux jours et aux images qui disparaissent.