"Environ un an après notre emménagement, Lotte vendit son premier recueil de nouvelles, "Fenêtres brisées", à une petite maison d'édition de Manchester spécialisée dans la littérature expérimentale. Le livre ne contenait pas une seule référence à l'Allemagne. Tout ce qu'elle autorisa fut une mention, dans la brève biographie figurant en dernière page, de sa date et de son lieu de naissance : Nuremberg, 1921. Cependant, une nouvelle, enfouie vers la fin du volume, frôlait l'horreur. Il y était question d'un architecte paysagiste vivant dans un pays non précisé, un égoïste si absorbé par son propre talent qu'il accepte volontiers de collaborer avec les autorités du brutal régime afin de s'assurer qu'un grand parc de sa conception sera créé près du centre-ville. Il commande des bustes en bronze à l'air suffisamment fasciste à leurs effigies et les dissémine parmi les plantes rares et les espèces tropicales. Il donne à une allée de palmiers le nom du dictateur. Lorsque la police secrète commence à enterrer en pleine nuit les corps des enfants assassinés sous les fondations du parc, il ferme les yeux. Les gens affluent de partout pour voir les fleurs énormes et admirer l'extraordinaire beauté du lieu. La nouvelle était intitulée "Les enfants sont terribles pour les jardins" - une phrase que l'architecte avait jetée, des années auparavant, à une jeune journaliste manifestement amoureuse de son sujet - et longtemps après avoir lu la nouvelle je me surprenais parfois à considérer ma femme avec un certain sentiment de frayeur".
La grande maison de Nicole Krauss
Editions de L'Olivier
Photo : Alberto Polo Ianez