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Marie Chartres

Marie Chartres

Blog de Marie Chartres, publiée à L'Ecole des Loisirs.


Coeur de porc

Publié par Marie Chartres sur 7 Février 2011, 09:12am

Catégories : #Textes

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Coeur de porc

 

 

Quelque chose d'atroce va arriver.

Elle plantait ses grands yeux gris dans les miens et elle me disait :

Quelque chose d'atroce va arriver

Son visage était inexpressif, il n'y avait que son regard, aussi froid et grand qu'une pierre tombale avec mon nom gravé dessus.

Et moi, je souriais bêtement, je rejoignais le groupe, les mains au fond des poches. Je me souviens, il faisait froid. C'était la seule fille de seconde à porter un ruban rouge autour des cheveux. Du lundi au vendredi, elle le mettait. Peut-être le week-end aussi, j'en savais rien. On ne se fréquentait pas en dehors des heures de cours. Elle en faisait un petit noeud au-dessus de sa tête. Lorsque le soleil d'hiver lui faisait face, l'ombre projetée sur le sol faisait ressembler le ruban à un noeud coulant. Quand on s'approchait d'un peu plus près, on croyait aussi y voir nicher un minuscule coeur rouge palpitant au milieu de ses cheveux.

On se rejoignait en cours de biologie, parfois on se mettait côte à côte. Nous n'évoquions jamais le passé, ce temps où un instant nous avions été réunis. Une perle de vapeur sombrant délicatement sur la surface d'une vitre ou d'un miroir embué : c'était nous. Une perle douce et fragile qu'on efface d'un coup de manche. Ne reste que cette sensation d'humidité et de touffeur. Quelque chose qui a existé mais qui n'existe plus.

Je me souviens des instruments qu'on avait installé devant nous sur notre paillasse : une cuvette, des petits et des grands ciseaux, une sonde, un scalpel.

Moi je n'ai pas tremblé lorsque le coeur de porc a été déposé devant nos yeux. Elle, si. La prof nous répétait les consignes et les étapes à respecter.

Nous avions cette chose énorme près de nous. Il y avait ces deux gamins sur la paillasse d'à coté qui n'arrêtaient pas de faire les cons. Il fallait couper l'artère pulmonaire puis ouvrir le ventricule droit, je ne comprenais rien à ce que je faisais, elle ne m'aidait pas. Poupée au ruban rouge paralysée, désarticulée, nerfs comme sectionnés. Je me chargeais de tout. Sa lèvre inférieure s'est mise à trembler. J'avais l'impression qu'elle allait fondre en larmes, que ces larmes deviendraient minuscules ruisseaux et se jetteraient dans ce coeur en vrac que je disséquais. Le sang et cet avenir de larmes m'écoeuraient.

La prof continuait son discours, elle avait toujours la bretelle blanc passé et détendue de son soutien-gorge qui s'échappait de sa manche courte, elle la remettait en place toutes les dix minutes.

Il fallait ouvrir le ventricule sur toute sa longueur, mes mains trop larges aggripés aux petits ciseaux. Elle parlait, parlait et sa bretelle descendait, remontait, descendait, remontait. Pour finir, elle nous a demandés d'observer le ventricule ouvert en expliquant que le coeur, au final, se constitue de deux demi-coeurs : celui qui est à droite et celui qui à gauche. Je regardais la couture que je venais de défaire et puis ma soeur a prononcé cette phrase :

C'est ce qu'ils nous ont fait, tu sais. Les parents.

J'ai eu brutalement envie de vomir, un haut le coeur aussi brutal que vivant. J'ai lâché les instruments, mes mains étaient pleine de sang, je crois que j'ai crié. Je me suis éloigné de la paillasse pour vomir quelques mètres plus loin. Tous les élèves m'ont regardé et je me suis enfui de la classe en pleurant ou en hurlant, je n'ai jamais su exactement.

Il n'y a que lui qui est parti à ma recherche, lui, que je n'avais jamais bien vu auparavant, lui qui aurait les mains tâchées de sang au printemps suivant. Il a quitté le cours de biologie, les scalpels et la sonde et m'a suivi en courant, en criant, attends, attends. On ne s'était jamais parlés auparavant mais ce jour là il m'a pris entre ses bras et m'a chuchoté cette phrase dont je ne me souviens pas. C'est un meurtrier qui a fait ce geste là, envers moi. Je n'y comprends toujours rien. Mon seul abandon, je le lui ai donné. Et il en poignardait un autre quelques mois plus tard.

Une pellicule brillante couvrait ses yeux et le ciel se vidait progressivement de ses oiseaux. Aucun chant, aucun souffle

Entre nous, dans ce silence absolu, il y a eu ces quelques minutes de confidence où je lui expliquais la séparation entre ma soeur et moi lors du divorce de nos parents. Je lui ai parlé d'éclairs et de déchirures, de séismes et de typhons, de haine et de possession. Et de ces coeurs ouverts en deux moitiés : deux parts égales et magenta sur lesquelles dansent et piétinent certains parents en hurlant qu'il faut bien être vampire pour être un bon papa et une bonne maman.

Il a posé la main sur son ventre comme si une douleur atroce l'envahissait, il est devenu blanc, j'ai cru que la même vague nauséeuse le brisait. Tous les deux, nous étions seuls et réfugiés dans un des coins sombres de la cour du lycée, deux petits bonhommes en plastiques rigides et renversés sur le bitume, les mains rouges sang, deux corps reliés à de grandes cordes, ni satin, ni velours mais définitivement coulant.

Lorsque j'ai de nouveau levé la tête, il avait disparu. J'ai cligné des yeux, les ai ouverts en grands, j'ai examiné la cour, les arbres.

Le vide, le silence absolu. Juste ce bleu froid et distant qui chapeautait le ciel tout entier.

Et ce goût âpre dans ma bouche.

On ne s'est plus jamais reparlés.

Peut-être que je n'ai jamais rien compris à cet épisode, que cette expérience n'a jamais réussi à faire disparaître le ruban rouge que je tiens encore à la main, à cet instant, cette zone lointaine et magenta qui me sépare des ténèbres, d'un meurtrier, d'une soeur ou d'une famille. Le ruban a perdu de sa superbe, moins vif, moins doux, volé le jour du grand éclair blanc du printemps, celui où un garçon en a poignardé un autre, ça aurait pu être moi, le coeur coupé en deux. Année scolaire terminée, soeur envolée, élève poignardé

Putain l'horreur vous dis-je.

 

Ce coeur de porc.

Bon dieu, ouvrez les fenêtres, on étoufe là-dedans

 

 

 

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P
<br /> Cette petite nouvelle n'est pas écrite à la plume mais au scalpel. cette séance de dissection de ce cœur de porc , organe choisi pas par hasard, métaphorise la vivisection psychologique des trois<br /> protagonistes principaux. L'écriture, le protocole de dissection qui se déroule, froidement ignorant le processus d'effondrement psychologique des protagonistes génère des sensations enfouies, ces<br /> dégouts non identifiés de l'enfance, refoulés mais qui , ici, deviennent vivaces. Paradoxalement, ce texte qui parle de l'enfermement incommunicable dans l'univers intime de la psychose ouvre la<br /> voie à un regard communicant et compréhensif.Ce dépeçage s'impose, dès les premiers mots comme une urgence à le lire. Un voyeurisme morbide est vite dépassée par une empathie douloureuse avec les<br /> personnages, très bien mis en scène.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> J'aime vraiment beaucoup le coup de scalpel.<br /> <br /> <br />
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D
<br /> Bien d'accord avec mademoiselle de Sandre.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Décidément j'aime votre plume.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci beaucoup !<br /> <br /> <br /> <br />

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